La grande maison
Une brèche dans la clôture,
à gauche de l'escalier d'apparat
me donne envie de braver les interdits !
Un papillon bleu me frôle,
mène une danse joyeuse autour de moi
puis s'éloigne et semble m'attendre
un peu plus loin...
Je le laisse me servir de guide...
Le ciel est d'un gris uniforme et lumineux,
il fait bon...
Ici, rien ne parait avoir changé depuis un siècle...
Ou même deux !
Les arbres aux essences précieuses
s'élancent vers le ciel :
Bois de fer, tamarins, eucalyptus
sont les témoins d'un autre temps !
Les manguiers, jacquiers, grenadiers
et autres fruitiers
composent un verger plus que centenaire.
Mon papillon s'est posé sur une feuille
dont la liane n'en finit pas de grimper...
Tout est calme, doux et reposant...
Je pose la main sur le tronc d'un arbre
pour sentir sa force et sa sagesse...
Je ferme un instant les yeux...
Un son lointain et très doux
me parvient d'un temps révolu,
ce sont les cueilleurs de café
qui chantent l'amour de la mère patrie...
J'ouvre les yeux, mon guide n'est plus là.
Les dépendances, qui jouxtent la maison
ouvrent en grand leurs volets de bois
à la tiédeur de midi d'un hiver tropical.
Au bord d'un vivier frétillant,
Une minuscule "maison de couturières"
abrite des conversations
qui volent de fils en aiguilles...
Dans le "godon",
sur un ton religieux,
on énumère les vivres
en prévision d'un grand dîner.
A la porte des cuisines,
dans un rayon de lumière,
une matrone trie dans un grand vanne,
ce plateau en fibres de vacoa tressées,
les grains de riz blancs
qui font un bruit doux comme la pluie...
J'entrevois, à la clarté des flammes qui dansent
sous une énorme marmite en fonte,
une paire de mains qui pousse dans l'huile chaude,
les épices à carry qui fondent en crépitant
dans une envolée de fumée et
répandent alentour une odeur familière,
effaçant celle des viandes
qui fument tout au long de l'année
au-dessus du foyer sans âge !...
A l'extérieur, une petite fontaine pleure
dans une cuve trop pleine
en un goutte à goutte
réglé comme le tic-tac d'une horlogerie suisse!
Mais la réserve en a vu d'autres,
sous les grandes palmes de cocotiers
entreposées pour garder son eau claire et fraiche,
elle continue sa sieste paisible...
Le joli pavillon des hôtes se dresse ici,
entre les bougainvilliers et les roses...
Aujourd'hui il s'ouvre à tous vents,
une armada de bonnes et de lingères
y sont à l'œuvre.
Les toiles d'araignées se sont enroulées
sans protestations
autour des "balais de coco"
tandis que le sol rougit de plaisir
sous la brosse à encaustique.
Les rideaux soulagés de leur poussière
s'écartent sous le souffle des gros draps de lin
qui vont se poser sur les lits...
Les vases se remplissent de fleurs
pour plaire aux invités qui seront
bientôt là !
Mon cœur bat un peu plus vite
lorsque je m'approche de la grande maison...
Passé le zénith, le soleil écarte la couverture opaque
de ses larges rayons diffus
qui s'éparpillent entre les arbres.
les longs volets carmin se plaquent
contre l'élégante façade blanche,
laissant les carreaux des fenêtres
offrir au ciel une mosaïque bleue
où de temps en temps le ballet majestueux
des grands paille-en-queue
trace d'éphémères arabesques.
Le bassin souffle un jet d'eau claire
et chantant comme des cascavelles
dans le vent...
Je gravis les marches de pierres
entre lesquelles une herbe tendre
s'est installée sans attendre.
L'arc bleu des impostes dessine
une bordure violette
sur les dalles rouges de la véranda.
Un guéridon, debout sur un pied
richement sculpté, supporte fièrement
un capillaire débordant de santé
autour de son fanjan,
sous le regard imperturbable
d'un grand chien de faïence.
Le plancher luisant,
les meubles au parfum de cire,
les coussins de dentelles
arrivées par bateau de contrées lointaines,
se devinent entre le voile des rideaux
qu'une brise marine
berce mollement...
Au fond de la maison, une porte claque...
Et claque encore...
A mes pieds, le verre des impostes
a cédé depuis longtemps
sous la pression des ans.
les petites étoiles bleues
qui jonchent le sol de la véranda,
crissent sous mes pas...
Il n'y a plus rien ici,
que des ruines...
La maison, si belle autrefois,
s'efface à petits bouts.
Je n'ai pas vu les herbes sauvages
la couvrant de honte,
les bardeaux tombant d'épuisement,
ou les bassins n'ayant plus la force d'une larme
Je n'ai vu que le souvenir
que m'a jeté un papillon bleu...